mercredi 25 novembre 2009

Chanson engagée en Amérique du Sud: nouveau romancero?

CHANSON ENGAGÉE EN AMÉRIQUE DU SUD: LE NOUVEAU ROMANCERO?

La chanson dite « engagée » fait irruption dans le panorama poétique et musical des années 60 et 70 du XXème siècle dans toute l’Amérique Latine apportant un courant de renouveau autant dans les thèmes que dans le langage : hybride de folklore et de variété, elle s’implique dans les problèmes de son temps rompant avec la chanson populaire, vouée plutôt au divertissement et à l’expression sentimentale. Ses textes sont porteurs d’un message qui vise à faire prendre conscience de situations d’injustice, à les dénoncer voire à appeler à un engagement pour transformer la société. A cet égard il faut signaler l’importance de la figure du chanteur (el cantor), icône incarnant à lui seul la contestation, véritable personnification du peuple au moment de la « performance », assumant parfois des risques pour sa sécurité dans des contextes politiques de répression ou de totalitarisme. Viennent d'emblée à l'esprit les images et les voix venues d'Argentine d'Atahualpa Yupanqui et Mercedes Sosa, celles de Victor Jara et Violeta Parra du Chili, celle d'Ali Primera du Venezuela, celle d'Alfredo Zitarrosa d'Uruguay, celles de Silvio Rodriguez et Pablo Milanés, voix de la nueva trova cubaine, et celles de Chico Buarque et Nara Leão du Brésil, parmi beaucoup d'autres.

Les chansons engagées sont-elles seulement le reflet d’une situation historique ou sont-elles la matérialisation d'une nouvelle poétique, une manière de sentir qui, allant au-delà de l'inspiration individuelle de l'artiste, au-delà du cri et de la contestation, exprime en musique et en chant un art fraternel partagé à l'échelle du sous-continent ?

Chanter est un acte d’espoir. Et l’espoir est grand en Amérique Latine au lendemain du triomphe de la révolution cubaine. Un changement radical semble réalisable par la force de l’idéal et de la volonté. La résistance armée aux régimes dictatoriaux s’organise en guérillas dans quelques pays, les universités deviennent les centres d’un mouvement de contestation qui se vit comme la graine qui annonce des temps nouveaux, des « lendemains qui chantent »[1].

Par ailleurs à la fin des années 60 un espoir romantique semble souffler sur la jeunesse du monde la poussant à proclamer dans les rues son désir de liberté : manifestations contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, manifestations à Prague contre la dictature communiste, mai 68 à Paris, mouvement hippie de rejet de l’autorité et de la morale prônant la paix et l’amour comme programme vital.

La liberté est le maître mot mais il recouvre des notions différentes et même contradictoires selon les endroits. Qu’importe, le cœur de la jeunesse -universitaire, ouvrière, paysanne- latino américaine bat au rythme des bouleversements des grandes capitales et il y puise l’énergie et la foi pour mener ses propres combats.

Pour les pays « en voie de développement », terminologie de l’époque, il s’agit moins de « jouir sans entraves » que de romper las cadenas qui maintiennent la population dans une situation de soumission vis à vis des propriétaires terriens et des élites politiques et économiques, et de laisser s’exprimer « la voix du peuple ». La voix du peuple s’est toujours exprimée à travers la chanson mais cette fois-ci ses chansons sont imprégnées de révolte et de courage.

D’ailleurs dans tous les pays secoués par cette vague de contestation la chanson prend position face aux défis de son temps : Léo Ferré, Jean Ferrat en France, Bob Dylan et Phil Ochs aux Etats-Unis, dans l’Espagne franquiste Paco Ibáñez, Raimon, Joan Manuel Serrat, Luis Llach et le mouvement de la Nova Cançò catalane.

En ce qui concerne la chanson sud-américaine, il est aisé d’observer qu'un nombre considérable de ses textes sont imprégnés d’idéologie marxiste (lutte de classes, dénonciation de l’impérialisme, appel au peuple) et que les revendications indigénistes et panaméricanistes en sous-tendent beaucoup d’autres (propriété de la terre, souveraineté nationale, solidarité entre tous les peuples d’Amérique, actualisation des idéaux bolivariens), mais ces objectifs prioritairement politiques ne se traduisent pas uniquement par des pamphlets sonores.

L’expression idéalisée d’un futur de justice et de paix emprunte des voies plus personnelles : la chanson cherche aussi à émouvoir et à faire rêver, et ceci autant par un florilège de figures poétiques, une proxémique adaptée, une présence constante du lexique de l’affectivité, que par des mélodies intimistes sophistiquées et émouvantes. Ainsi la forme « chanson » impose ses contraintes poétiques, rythmiques et expressives aboutissant à des compositions alliant souvent une grande beauté à la clarté et à la force du message politique. Elles transcendent donc celui-ci et s’inscrivent dans ce « nouveau romancero » que constitue la poésie orale de notre temps, aussi bien par leur projection politique et sociale que par leur capacité à exprimer l’âme des peuples.

[1] VAILLANT-COUTURIER Paul, Vers des lendemains qui chantent, Editions Sociales, 1962 : « le communisme est la jeunesse du monde et il prépare des lendemains qui chantent ».